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hers frères et soeurs dans le Carmel,
1. Le 11
octobre prochain (1998), notre soeur la
Bienheureuse Thérèse Bénédicte de la Croix (Édith
Stein) sera canonisée en la basilique
Saint-Pierre de Rome. Sa canonisation marque
le terme d'un itinéraire de recherche de la
vérité, un chemin accompagné de souffrance
et d'abnégation évangélique, qui la fit
entrer dans la double dimension du mystère
pascal de mort et de résurrection: perdre la
vie pour le Christ afin de la gagner (cf. Mt
10,39). La phrase qu'elle prononça en
quittant le carmel d'Echt en Hollande et en
prenant sa soeur Rose par la main, révèle l'offrande
de sa vie: "Viens, nous partons pour
notre peuple". En effet, quand les
évêques de Hollande protestèrent dans une
Lettre pastorale contre les déportations des
juifs, les nazis qui avaient d'abord épargné
les juifs baptisés, se vengèrent en
exterminant aussi les juifs de confession
catholique. Édith Stein meurt comme disciple
de Jésus, en même temps qu'elle offre son
martyre pour les frères et soeurs de son
peuple.
Par la
canonisation d'Édith Stein, Dieu, une fois
encore, interpelle l'Église au seuil du
troisième millénaire, et en particulier
nous, membres du Carmel. La vie de cette
femme d'exception, - juive, chercheur de la
vérité, disciple de Jésus -, livre un
message actuel pour les relations entre la
foi et la science, pour le dialogue
cuménique, pour la vie consacrée et pour la
spiritualité, au sein de l'Église et
en-dehors.
Ouverts à
la voix de l'Esprit, qui nous parle par la
vie et le martyre de notre soeur, nous nous
proposons de pénétrer son expérience et ses
enseignements pour renouveler notre vie et
donner un plus grand dynamisme à notre
vocation et à notre mission.
I
ÉDITH STEIN, UNE FEMME DE NOTRE TEMPS
2. Femme
de notre temps, Édith Stein, par sa vie et
ses écrits, nous offre de précieuses
orientations et nous aide à éliminer
certaines conceptions unilatérales qui n'honorent
pas la pleine reconnaissance de la dignité
de la femme et son apport spécifique à la
société et à l'Église. À notre époque "il
est urgent de faire quelques pas concrets,
en commençant par ouvrir aux femmes des
espaces de participation dans divers
secteurs et à tous les niveaux, y compris
dans les processus d'élaboration des
décisions, surtout pour ce qui les concerne"(1).
Chercheur de la vérité
3. A la
vérité, qu'elle a cherchée et finalement
trouvée, Édith Stein a consacré une bonne
partie de sa vie. Elle abandonne dans un
premier temps la foi juive et se plonge dans
la philosophie pour essayer de comprendre le
sens de l'existence humaine. De l'athéisme,
elle passe à la foi catholique et, en
suivant Jésus, elle acquiert peu à peu l'expérience
de la "science de la croix". Cela la
prépare à entrer au Carmel, et plus tard, à
mourir pour la foi et pour son peuple.
En repensant le chemin parcouru à la
recherche de la vérité, elle conclura que "Dieu
est la vérité. Celui qui cherche la vérité
cherche Dieu, que ce soit clair ou non pour
lui"(2);
et que "celui qui cherche la vérité
vit avant tout au coeur de l'activité de sa
raison; s'il s'agit réellement pour lui de
la vérité (et non pas
simplement d'amasser des connaissances
particulières), il est peut-être plus près
qu'il ne le pense lui-même de Dieu, qui est
la vérité, et donc plus près de son fond le
plus intime"(3).
4. Sa
longue recherche de la vérité et de
l'authenticité trouvera son élan ultime,
définitif, dans sa rencontre avec Thérèse de
Jésus. Au cours de l'été 1921, alors qu'elle
séjourne chez des amis, Édith découvre dans
leur bibliothèque l'autobiographie de la
Sainte d'Avila: "Je pris par hasard un
gros livre. Il avait pour titre: Vie de
sainte Thérèse d'Avila, écrite par elle-même.
Je me mis à le lire, je fus aussitôt saisie
et ne m'arrêtai pas avant de l'avoir fini.
En le refermant, je me suis dit: c'est cela
la vérité"(4)
. Plus tard, en réfléchissant sur le livre
de la Vie de Thérèse de Jésus, elle
expliquera pourquoi elle fut à ce point
touchée et révélera ainsi sa soif ardente de
la vérité:
"À part
les Confessions de Saint Augustin, il
n'existe dans la littérature mondiale aucun
autre livre qui, comme celui-ci, porte le
sceau de la véracité, pénètre d'une si
implicable lumière jusqu'aux recoins les
plus cachés de l'âme, et rend un témoignage
aussi inébranlable à la miséricorde de Dieu"(5).
Thérèse de Jésus a exercé une influence
décisive sur la conversion d'Édith. C'est
pourquoi, dès le début, elle a perçu l'appel
à se livrer au service du Seigneur au Carmel
pour le bien de l'humanité. Au procès de
béatification un témoin nous dit ce que la
sainte lui a raconté:
"J'ai appris de la Servante de Dieu,
qu'elle préférait le Carmel parce que là
elle avait plus de temps pour la prière
personnelle. Depuis son baptême elle
aspirait au Carmel. Elle n'avait jamais
envisagé un monastère bénédictin de clôture,
parce qu'elle n'y trouverait pas tout le
temps de prière dont elle avait besoin"(6).
La
conversion comme gain et perte
5. C'est
sa rencontre avec la croix et avec la force
qu'elle communique dans la vie d'une amie
protestante, Anne Reinach, veuve du
philosophe Adolf Reinach, qui lui fait
vaincre le dernier obstacle que dressait son
incroyance. Elle le dira expressément plus
tard:
"Ce fut là ma première rencontre avec la
croix, et la force divine qu'elle donne en
partage à ceux qui la porte. Je vis pour la
première fois, devant moi, de manière
tangible, l'Église née de la souffrance du
Christ rédempteur dans sa victoire sur
l'aiguillon de la mort. Ce fut l'instant où
mon incroyance vola en éclats, le judaïsme
pâlit et le Christ soleil levant se dressa
dans le mystère de la croix"(7).
Plus tard, au carmel d'Echt, elle écrivit à
sa prieure: "La scientia crucis [science
de la croix] ne peut s'acquérir que si l'on
expérimente à fond ce qu'est la croix. J'en
étais persuadée dès le premier instant, et
j'ai dit de tout coeur: ave, crux, spes
unica! [Salut, croix, unique espérance]"(8).
6. Édith
Stein se convertit à la foi catholique en
1922, à l'âge de 31 ans. Le sens profond de
sa conversion est précisément dans le fait
de découvrir dans la croix le chemin de la
résurrection, de transformer en expérience
profonde le paradoxe évangélique de "perdre
pour gagner". De fait, sa conversion au
catholicisme lui causa des problèmes
familiaux. Les membres de sa famille ne
comprirent pas le pourquoi de sa décision.
Dans son livre La science de la Croix,
elle explique ce lien qui existe entre la
souffrance et la gloire. La passion et la
mort du Christ consument nos péchés dans le
feu. En conséquence, dans la mesure où nous
acceptons par la foi cette vérité et
cherchons à suivre Jésus, il nous conduira
par sa passion et sa croix à la gloire de la
résurrection. Édith unira cette conviction à
l'expérience de la contemplation qui,
passant par la purification, mène à l'union
d'amour avec Dieu: "De là, le caractère
contradictoire (de la contemplation) se
comprend. Elle est mort et résurrection.
Après la "nuit obscure" resplendit la "vive
flamme d'amour"(9).
C'est ainsi qu'on en vient à posséder la "science
de la croix".
Le processus de conversion n'a évidemment
pas été facile pour Édith. Ce sont des
années de recherche qui reçoivent leur
ultime impulsion de sa rencontre avec
l'autobiographie de sainte Thérèse de Jésus.
Comme pour cette dernière, le Christ prend
de plus en plus la place centrale dans sa
vie. En lui, elle rencontre la Vérité avec
un grand "V", et l'ami proche avec lequel
elle peut toujours dialoguer. La radicalité
accompagne sa conversion. Elle pense tout
d'abord que celle-ci exige d'"abandonner
tout ce qui est terrestre et ne penser
qu'aux choses divines". C'est seulement
progressivement qu'elle comprend que "plus
on se laisse attirer et introduire en Dieu,
plus on doit aussi 'sortir de soi',
c'est-à-dire entrer dans le monde pour y
introduire la vie divine"(10).
7. L'itinéraire humain et spirituel d'Édith
Stein est l'itinéraire d'une femme de notre
temps. Son expérience personnelle comme
femme et sa réflexion philosophique et
anthropologique sur l'être et la mission de
la personne humaine la conduisent à se
préoccuper du rôle de la femme dans la
société et dans l'Église. Ses capacités
intellectuelles, sa préparation
universitaire et professionnelle, son métier
d'enseignante font d'elle une femme qui vit
les défis de sa mission dans la conscience
de son identité féminine. Édith sait
affronter avec lucidité et équilibre ces
défis que les circonstances sociales et
ecclésiales présentaient à son époque.
Enseignante à Spire de 1923 à 1931, elle sut
affronter les problèmes de la formation de
la femme et aida ses élèves à approfondir
leur identité de femmes, créées comme
l'homme à l'image de Dieu. Elle mit
également en relief la vocation surnaturelle
de la femme et l'éthique des professions
féminines. Sa réflexion se fonde sur
l'analyse détaillée des traits particuliers
de la psychologie féminine.
C'est ainsi qu'elle sut témoigner de la
richesse de vie chrétienne d'une femme qui
remplit sa mission en s'engageant et
s'insérant dans la réalité du monde. Ceci
explique l'ardeur avec laquelle elle se
livra à l'apostolat de l'enseignement, même
si après sa conversion elle ne fit plus
autant d'efforts qu'auparavant pour
conquérir une chaire universitaire comme
femme. Dans son travail de professeur, elle
sait unir la compétence professionnelle et
la relation directe et personnelle avec ses
étudiantes. Celles-ci se souviendront
toujours d'Édith comme d'une femme ouverte
et compréhensive, en avance sur son temps
par son engagement généreux à faire valoir
et à promouvoir le rôle et la place de la
femme sous tous ses aspects. Pour cette
raison elle fit partie de l'Association
Catholique des Enseignantes de Bavière
et de celle des Jeunes Enseignantes.
Ainsi l'horizon de son influence s'élargit.
Ses enseignements peuvent guider les femmes
de son temps et du nôtre.
Vocation spécifique de la femme
8. La
réflexion philosophique et anthropologique
d'Édith Stein part de sa propre expérience
illuminée par l'Écriture, notamment par les
premières pages de la Genèse. A propos de la
création de l'être humain, elle présente
l'homme et la femme comme image de Dieu dans
leur égalité et leur diversité: "A
l'origine, les mêmes devoirs leur
incombaient ensemble: la sauvegarde de la
ressemblance avec Dieu, qui leur est propre,
la domination de la terre et la propagation
du genre humain"(11).
À partir de cette analyse philosophique et
anthropologique, non sociologique, Édith
souligne deux caractéristiques particulières
de la psychologie féminine: le don personnel
de soi en collaboration avec l'homme et la
maternité. Sa vocation de compagne de
l'homme conduit la femme à participer à tout
ce qui le touche, que ce soit grand ou
petit. Elle marche au côté de l'homme,
l'amour lui donnant de partager sa vie. Ce
partage n'est pas possible sans
"empathie" ("Einfühlung")"sans qu'entrent
en jeu les dons naturels qui permettent de
sentir ce que sent un autre être et de
sentir ce dont il a besoin, la capacité et
la volonté de modeler sa vie sur ce
sentiment et ces besoins"(12).
La femme a une exigence profonde de partager
la vie avec l'autre et, par conséquent, une
capacité d'amour désintéressé, de don et
d'oubli de soi. D'autre part, son aspiration
à la maternité la porte vers tout ce qui est
vivant et personnel, et vers un type de
connaissance plus concret et contemplatif.
Son être de mère et de compagne l'oriente
vers tout ce qui est relation à la personne.
Elle a la mission d'engendrer des enfants
et, comme continuatrice d'Ève, appelée "mère
des vivants", elle a aussi pour tâche de
"préparer le retour victorieux de la vie"(13).
Édith Stein peut alors souligner le sens et
la grandeur de la maternité spirituelle dans
la vie religieuse. La maternité spirituelle
réalise l'aspiration féminine vers la
totalité en fonction des caractéristiques de
la féminité. "Se livrer sans réserve à
Dieu dans un amour oublieux de soi, lâcher
toute prise sur sa propre vie pour faire
place en soi à la vie de Dieu, voilà le
motif, le principe et le but de la vie
religieuse"(14).
Un
message pour la femme d'aujourd'hui
9. L'expérience
d'Édith Stein et sa réflexion philosophique
sur l'essence et la mission de la femme sont
d'une grande actualité dans le monde et l'Église
d'aujourd'hui, toujours plus sensibilisés à
l'importance de la promotion de la femme et
à la nécessité de lui ouvrir des espaces
dans le champ de la vie sociale, économique,
politique et religieuse. Un féminisme
authentique trouve dans la vie et les écrits
d'Édith Stein de précieuses orientations
pour vivre et promouvoir la dignité et la
mission de la femme en enracinant son
identité et son rôle au plus profond de son
être. Nous pouvons en dire autant sur le
sens de la vie consacrée: si on la comprend
comme le don de soi à Dieu et aux autres,
elle réalise pleinement les aspiration de la
femme au don de soi, à la maternité et au
service.
Pour Édith Stein, le modèle idéal de ces
valeurs féminines est la Vierge Marie. En
elle "le sexe féminin est ennobli parce
que le Rédempteur est né d'une femme, qu'une
femme a été le porche par où Dieu a trouvé
accès à la nature humaine"(15).
Marie se livre à sa mission par le don de
soi dans une confiance silencieuse et met
tout son être au service du Seigneur pour
fonder le Royaume de Dieu(16).
Cet engagement de Marie fait d'elle le
modèle de la femme dans tous les domaines de
la vie humaine: familial, social et
ecclésial, puisqu'elle montre son intérêt
pour les problèmes sociaux et politiques
dans la strophe centrale du
Magnificat:"Il renverse les puissants de
leur trône." C'est pourquoi l'homme et
la femme ne peuvent, ni l'un ni l'autre,
demeurer éloignés des situations réelles ou
répondre avec indifférence aux défis qu'elles
présentent(17).
II
DU JUDAÏSME À L'INCROYANCE ET À LA FOI
CHRÉTIENNE
10.
"Perdre pour gagner": cette caractéristique
de la vie d'Édith Stein se retrouve dans le
fait qu'elle perd sa foi juive à l'âge de 14
ans et qu'au bout de 17 années d'incroyance
elle gagne le chemin de la foi chrétienne.
Ses
racines juives et le chemin de sa conversion
Née dans
une famille juive observante, elle est la
dernière de onze enfants. Son père meurt
lorsqu'elle a à peine deux ans. Sa mère, une
femme forte et énergique, prend en main
l'éducation de ses enfants et la direction
du commerce de bois fondé par son époux. Dès
le début de ses études, Édith manifeste de
grandes capacités intellectuelles. En 1911,
elle s'inscrit à la faculté d'études
germaniques, d'histoire et de psychologie à
l'université de Breslau. En 1913, elle
s'inscrit à l'université de Göttingen pour
suivre les cours du célèbre philosophe
Edmund Husserl, fondateur de la
phénoménologie. Elle le suit comme son
assistante à Fribourg en 1916. C'est là que
l'année suivante elle devient docteur en
philosophie "summa cum laude".
Avant même
son arrivée à Göttingen, Édith se
considérait comme incroyante. Sa formation
religieuse, basée principalement sur des
pratiques mais manquant d'envergure, ainsi
que son éducation scolaire, basée sur
l'idéalisme post-kantien, avaient abouti à
la perte de sa foi juive. L'idéalisme
philosophique considérait en effet que les
choses et les faits qui constituent l'objet
de la foi sont pratiquement impossibles.
Édith n'accepte rien qui ne puisse être
prouvé, même la foi de ses pères. Elle
concentre tous ses efforts sur la réflexion
philosophique jusqu'au jour où à travers
elle et surtout à travers le témoignage
d'autres personnes, elle rencontre le
Christ. Dans un premier temps, le fait que
son incroyance vole en éclats n'implique pas
une conversion au christianisme, moins
encore un retour à la foi juive de son
enfance. Cette désaffection est une étape de
sa lente maturation, qui garantit la
profondeur de sa rencontre personnelle avec
le Christ.
Dans sa recherche du sens de la vie humaine
et de la raison d'être de l'homme, sa
rencontre avec Max Scheler et avec Edmund
Husserl fut décisive. Ils l'aidèrent à
s'ouvrir au champ des "phénomènes"
devant lesquels, comme elle le dit, il ne
lui était plus possible de fermer les yeux.
"Ce n'était pas en vain qu'on nous avait
sans cesse inculqué que nous devions
regarder toutes les choses sans préjugé et
rejeter toutes les oeillères"(18).
La méthode phénoménologique, la prenant par
la main, la conduit vers le monde des
valeurs et de la foi à travers l'expérience
de la finitude de l'être humain. Elle
s'ouvre ainsi à l'Être éternel.
Identifiée avec son peuple
11.
Sa conversion au christianisme permet à
Édith Stein de redécouvrir ses racines
juives et son appartenance au peuple
d'Israël. Tandis que ses liens familiaux
reprennent et se renforcent, elle assume de
plus en plus dans sa vie de foi chrétienne
la conviction d'avoir été appelée à offrir
ses souffrances et sa vie également pour son
peuple.
Ce ne fut
pas un chemin facile. Elle eut à accepter la
souffrance que la nouvelle de sa conversion
allait causer à sa mère, fortement enracinée
dans sa foi juive. Elle craignait même
d'être rejetée par sa famille. Sa mère ne
manqua pas de lui manifester son
désappointement devant ce changement. Ses
frères et soeurs ne la comprenaient pas
davantage même s'ils considéraient devoir
respecter une décision mûrie dans la lente
et consciente recherche de la vérité. Édith
décida donc de demeurer près de sa mère.
Pour cela elle resta à Breslau plusieurs
mois. Pendant tout ce temps elle
accompagnait sa mère à la synagogue, et le
Jour des expiations (Yom Kippour) elle
observa même strictement le jeûne avec elle.
D'autre part, sa mère restait profondément
impressionnée par la manière de prier de sa
fille.
L'amour de son peuple et la conscience de la
mission que le Seigneur lui confiait
grandirent à mesure que la persécution
contre les juifs s'amplifia. Elle sentit que
son appartenance au peuple choisi l'unissait
au Christ non seulement spirituellement mais
aussi par les liens du sang. Elle
expérimenta que le destin de son peuple
persécuté était aussi le sien. Elle fit tout
pour lui venir en aide. Elle alla jusqu'à
écrire au Pape pour lui demander un document
sur le problème de l'antisémitisme. Dès
1933, elle comprit que la croix du Christ
était posée sur les épaules du peuple juif
même si ce dernier ne le comprit pas. Elle
manifesta alors au Seigneur son désir
d'accepter la croix au nom de tous ceux qui
n'en percevaient pas le sens. Elle était
convaincue de sa mission d'accueillir en son
coeur les souffrances de son peuple pour les
offrir à Dieu en expiation:
"J'ai confiance que le Seigneur a pris ma
vie pour tous. Je dois sans cesse repenser à
la reine Esther qui a été prise de son
peuple précisément pour se tenir pour le
peuple devant le roi. Je suis une très
pauvre et impuissante petite Esther, mais le
Roi qui m'a choisie est infiniment grand et
miséricordieux"(19).
Un pont
pour le dialogue judéo-chrétien
12 Notre
soeur Édith Stein par sa vie et sa mort a la
mission d'être un pont pour le dialogue
judéo-chrétien. Le Concile Vatican II a
reconnu le grand patrimoine spirituel commun
aux chrétiens et aux juifs. Et pour cela il
a "recommandé entre eux la
connaissance et l'estime mutuelles, qui
naîtront surtout d'études bibliques et
théologiques, ainsi que d'un dialogue
fraternel"(20).
La croix du Christ, "signe de l'amour
universel de Dieu et source de toute grâce",(21)
a été l'expérience spirituelle qui a scellé
la vie chrétienne et religieuse d'Édith
Stein. Elle a donné sens à son existence.
C'est pourquoi Édith l'intègre à son nom de
religieuse: Thérèse Bénédicte de la Croix.
Jean-Paul II, dans l'homélie du jour
de sa béatification, la présente comme
"une
personnalité qui réunit pathétiquement, au
cours de sa vie si riche, les drames de
notre siècle. Elle est la synthèse d'une
histoire affligée de blessures profondes et
encore douloureuses, pour la guérison
desquelles s'engagent, aujourd'hui encore
des hommes et des femmes conscients de leurs
responsabilités. Elle est en même temps une
femme en laquelle s'allient l'esprit et la
science, et qui reconnut dans la science de
la Croix le sommet de la sagesse, en grande
fille du peuple juif et en chrétienne
croyante, au milieu de millions d'innocents
martyrisés"(22).
C'est précisément cette manière de vivre et
d'assumer la croix qui fait d'Édith Stein
une interlocutrice pour ses frères et soeurs
de sang. Elle leur montre que c'est dans
l'amour et l'espérance que la souffrance
trouve sens à la lumière du mystère de la
foi en la résurrection du Christ mort pour
tous.
III
ÉDITH STEIN, UNE FEMME DISCIPLE DE JÉSUS
13. La
conversion d'Édith Stein est profondément
liée à l'expérience de la croix. Sa
rencontre du Christ se réalise précisément à
partir d'elle, même si ensuite tout le
mystère du Christ oriente sa vie au point
qu'elle peut affirmer: "Le Christ est le
centre de ma vie"(23).
Sa pensée christologique s'exprime dans
divers écrits. Il importe de comprendre que
c'est son expérience spirituelle qui donne
sens à ses réflexions théologiques.
La découverte de la personne de Jésus
suppose une expérience personnelle qui
change complètement la vision des choses,
des personnes et des événements. Il est,
lui, la Vérité: c'est dans une telle
perspective qu'Édith s'approche du Christ.
Par ce contact, elle découvre que Jésus est
le Chemin et la Vie, et elle s'abandonne
entre ses mains pour le suivre en se
chargeant de la croix de la vie quotidienne
dans l'abandon à la volonté du Père.
Suivre
Jésus en poursuivant son oeuvre
14.
L'essence de la vie chrétienne est la suite
de Jésus qui implique de renouveler dans
notre vie l'expérience de Jésus dans ses
relations avec Dieu, avec les autres et avec
la réalité du monde. Elle implique par
conséquent l'attitude d'abandon confiant au
Père, la communion fraternelle avec les
autres et la capacité de rencontrer Dieu et
nos frères et soeurs pour transformer la
création et en partager les fruits. Cela
nous engage à travailler comme Jésus et dans
le même but, et à être disposés à passer là
où il est passé: incompréhension,
persécution, mort et résurrection. Édith
Stein a vécu tous ces aspects de la suite de
Jésus. Elle nous a transmis dans ses écrits
ce qu'elle a pu approfondir aussi par l'expérience.
Édith a vécu avant tout dans une attitude
d'abandon et de confiance au Père. En
suivant Jésus dans sa relation avec l'"Abba"
jusque dans l'humiliation, la souffrance et
l'abandon de la croix, elle a vécu sa
présence et son amour qui l'ont soutenue
dans la nuit obscure de l'épreuve: "Je me
sais soutenue et j'y trouve calme et
sécurité, non pas la sécurité sûre de soi de
l'homme qui tient par sa propre force sur un
sol ferme, mais la sécurité douce et
heureuse de l'enfant, qui est porté par un
bras fort, une sécurité non moins
raisonnable,à la considérer objectivement.
Un enfant qui vivrait constamment dans
l'angoisse que sa mère pourrait le laisse
tomber, serait-il raisonnable?"(24).
Cette
certitude de l'amour d'un Dieu Père la
conduisit aussi à imiter Jésus dans
l'accomplissement de la volonté divine dans
la confiance et l'abandon:
"Être enfant de Dieu veut dire tenir la
main de Dieu, faire la volonté de Dieu et
non la sienne propre, remettre tous ses
soucis et espoirs entre les mains de Dieu,
ne plus se préoccuper de soi et de son
avenir. Voilà sur quoi reposent la liberté
et la joie de l'enfant de Dieu"(25).
En suivant Jésus, elle ne pouvait manquer
aussi de faire l'expérience des exigences de
l'amour fraternel: "Si Dieu est en nous
et s'il est l'amour, il ne peut en être
autrement que d'aimer nos frères. C'est
pourquoi précisément notre amour du prochain
est la mesure de notre amour de Dieu"(26).
Dans un premier temps, après sa conversion,
elle pensa qu'elle devrait tout abandonner
pour se livrer uniquement à Dieu, laissant
de côté toute autre activité. Très vite elle
réagit avec l'aide de ses directeurs
spirituels et comprit que suivre Jésus
l'engageait à collaborer avec Lui à
l'avènement de son Règne. Dans une lettre
écrite en 1928, elle nous communique comment
elle a changé d'avis et accepté l'engagement
apostolique comme faisant partie des
exigences évangéliques:
"Dans
la période qui précédait immédiatement ma
conversion et longtemps après encore, je
pensais que vivre religieusement signifiait
abandonner tout ce qui est terrestre et ne
penser qu'aux choses divines. Mais peu à peu
j'ai appris à comprendre que dans ce monde
autre chose nous était demandé et que même
dans la vie la plus contemplative on n'a pas
le droit de se couper du monde. Je crois
même ceci: plus on se laisse attirer par
Dieu, plus on doit aussi 'sortir de soi',
c'est-à-dire aller dans le monde pour y
introduire la vie divine"(27).
Accompagner le Christ sur le chemin de la
croix
15. Une
caractéristique de la suite de Jésus,
fortement accentuée dans l'expérience
christologique d'Édith Stein, fut sans aucun
doute le fait de la présence de la croix et
de la souffrance comme conséquence de cette
suite.. Dès le début elle avait "devant
les yeux le Christ pauvre, anéanti,
crucifié, et même abandonné par son Père
céleste"(28).
Il ne pouvait en être autrement puisque le
Christ offrit sa vie pour ouvrir à
l'humanité les portes de la vie éternelle.
Pour cette raison, "il faut mourir avec
le Christ pour ressusciter avec lui: la mort
de souffrance tout au long de la vie, le
renoncement quotidien à soi-même, et même,
s'il y a lieu, la mort sanglante du martyre
pour l'Évangile du Christ"(29).
Cette
expérience quotidienne de la croix la
conduisit petit à petit à acquérir la "science
de la croix" et à écrire sous ce titre
son ultime oeuvre théologique, oeuvre
qu'elle n'acheva pas. Elle la conclut en
assumant, non pas en théorie mais comme
vérité vivante et efficace, la croix du
martyre. Celle-ci fut préparée à travers les
croix qu'impose l'existence pauvre et
limitée de l'être humain avec ses hauts et
ses bas, avec les renoncements et
l'acceptation de la maladie, la sécheresse,
la monotonie, le vide existentiel, la vie en
commun, les épreuves et les tentations. "La
croix est le symbole de tout ce qui est
lourd, oppressant et si opposé à la nature
que c'est comme marcher vers la mort que de
la prendre sur soi. Et c'est ce fardeau que
le disciple de Jésus doit prendre sur lui
chaque jour"(30).
Le sens de
la croix, Édith le découvre dans l'amour et
l'expiation unie à celle du Christ. Lui est
mort sur la croix par amour: pour cela,
cette réalité, scandale pour les juifs et
folie pour les grecs (cf. 1Co 1,23), se
transforme en signe de l'amour de Dieu
envers l'humanité. De là provient la force
pour vivre le commandement de l'amour du
prochain jusqu'à ses ultimes conséquences(31).
Ce qui donne valeur à nos croix et à nos
souffrances, c'est de les assumer en
communion avec le Christ crucifié qui nous
conduit par sa passion et sa croix à la
gloire de la résurrection(32).
16. La
croix du Christ, vécue en solidarité avec
tous ceux qui souffrent, est aussi un chemin
pour participer aux joies et aux espérances,
aux tristesses et aux angoisses de
l'humanité, avec la certitude de la vie et
de la résurrection. Souffrir avec le Christ,
c'est entrer en communion avec tous ceux qui
souffrent sur le chemin rude et difficile de
la vie, pour soulager leurs souffrances et
leur donner l'espérance certaine du triomphe
définitif du bien et de l'amour: "Toute
personne qui, au cours des temps, a porté un
lourd destin en faisant mémoire du Sauveur
souffrant ou qui a assumé volontairement des
actes d'expiation a effacé ainsi un peu de
la charge violente des péchés de l'humanité
et a aidé le Seigneur à porter son joug"(33).
Nous avons
en Édith Stein, acceptant les croix de la
vie, un modèle d'engagement dans la suite de
Jésus: la croix de notre finitude humaines,
la croix de la lutte contre la souffrance,
la croix de la solidarité avec ceux qui
souffrent, la croix du travail pour un monde
de justice et de paix. Édith concrétisa dans
sa vie l'expérience paulinienne de perdre
tout pour gagner Jésus, de considérer tout
comme balayure, comparé à lui, et d'annoncer
la croix du Christ comme unique chemin du
salut: "Le langage de la croix, en effet,
est folie pour ceux qui se perdent, mais
pour ceux qui sont en train d'être sauvés,
pour nous, il est puissance de Dieu"
(1Co 1,18). "Or toutes ces choses qui
étaient pour moi des gains, je les ai
considérées comme une perte à cause du
Christ. Mais oui, je considère que tout est
perte en regard de ce bien suprême qu'est la
connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur. A
cause de lui j'ai tout perdu et je considère
tout cela comme balayure afin de gagner
Christ et d'être trouvé en lui" (Phil
3,7-9).
IV
ÉDITH STEIN, FILLE DE THÉRÈSE DE JÉSUS ET
DE JEAN DE LA CROIX
17.
Dès sa conversion au Christ, Édith Stein
pensa à la possibilité de se consacrer à lui
au Carmel. Par obéissance à ses confesseurs,
elle retarda son entrée dans un monastère
thérésien. Ceux-ci lui firent voir l'importance
apostolique que pouvait avoir son travail d'enseignante.
C'est seulement après plus de onze ans qu'elle
vit avec clarté, dans un discernement priant,
que le moment attendu était venu de se
consacrer à Dieu dans la vie contemplative
du Carmel. Elle avait vécu dans la
conviction profonde que toute sa vie, jusque
dans les moindres détails, était insérée
dans le plan de Dieu et que lui seul en
connaissait la pleine signification,(34)
et maintenant, au travers des médiations
humaines, il lui en manifestait une partie:
"Le changement politique fut pour moi un
signe du ciel qu'il m'était maintenant
permis de suivre le chemin que j'avais
depuis longtemps considéré comme le mien. Je
suis entrée au monastère des Carmélites et
devenue ainsi une fille de sainte Thérèse
qui jadis m'a conduite à la conversion"(35).
C'était le 14 octobre 1933 qu'Édith Stein
entra au carmel de Cologne, qui comptait
alors 21 moniales.
Un
changement de vie profond: perdre pour
gagner
18. Pour
Édith, qui avait alors 42 ans, la structure
de vie changea radicalement. Elle laissait
derrière elle un monde d'activités
universitaires et intellectuelles, de
grandes amitiés et sa famille, et entrait
dans le petit espace d'un monastère
contemplatif avec toutes les limites qu'il
impose nécessairement. Elle dut s'ouvrir à
un monde de rites, de coutumes et de
cérémonies qui, héritage du passé,
compliquaient la vie des moniales. Même si
le Carmel de Cologne avait un bon niveau
culturel, ce qu'elle avait acquis durant ses
longues années d'étude et d'enseignement
était très supérieur. Édith eut à faire
beaucoup d'efforts pour assimiler ce
changement radical de vie: d'une
organisation personnelle à une organisation
communautaire marquée par l'observance
régulière; de l'enseignement au travail
manuel; de l'expérience de se concentrer sur
l'essentiel à la nécessité de tenir compte
des détails.
Dans ses
lettres et autres écrits, elle manifeste ce
que signifia pour elle ce nouveau cadre de
vie et d'activités. Par ses efforts
d'adaptation et en acceptant de perdre
beaucoup de choses précieuses, elle gagna la
richesse d'une vie centrée sur l'oraison et
sur l'expérience de Dieu dans le silence et
la solitude d'une communauté priante au
service du Royaume de Dieu.
"Notre
horaire nous assure des heures de dialogue
solitaire avec le Seigneur, et c'est sur
elles que s'édifie notre vie... Ce que Dieu
opère dans l'âme durant les heures d'oraison
échappe à tout regard humain. C'est grâce
sur grâce. Et toutes les autres heures de la
vie en sont l'action de grâce"(36).
19. Le
Provincial des carmes déchaux d'Allemagne,
le Père Theodor Rauch, était présent le jour
de la prise d'habit d'Édith, le 15 avril
1934. Immédiatement après cette cérémonie,
il effectua la visite pastorale du monastère
et décida que Soeur Thérèse Bénédicte de la
Croix (c'est le nom qu'elle choisit comme
carmélite) reprendrait son travail
scientifique dans la mesure où ses
obligations de carmélite le lui
permettraient. C'est ainsi que le Seigneur
lui fit reprendre ses travaux philosophiques
et écrire de nombreuses autres études et
réflexions, tant à Cologne que plus tard au
monastère d'Echt. Elle révisa et acheva un
livre qui vient d'être publié(37):
Akt und Potenz (Acte et Puissance).
Elle acheva aussi Endliches und ewiges
Sein (Être fini et être éternel).
Plus tard, à Echt, elle écrira son oeuvre
inachevée Kreuzeswissenschaft (La
science de la croix).
Ce type de
travail, qui constituait une certaine
exception, ne manqua pas de lui causer
quelques problèmes en communauté. Cela
exigea d'elle un double effort pour demeurer
fidèle à l'essentiel de sa vie
contemplative, même dans les détails de la
vie communautaire. Elle, qui aurait pu se
considérer comme une femme moderne, ouverte
à des horizons plus vastes que ceux d'un
petit groupe de femmes consacrées vivant à
l'intérieur de l'espace réduit d'une
clôture, ne cessa pas, toutefois, d'être
fidèle aux engagements pris, bien que cela
signifiât pour elle un grand sacrifice. À ce
propos, elle écrit:
"Pour
la carmélite, dans sa vie quotidienne, il
n'y a aucune autre possibilité de rendre à
Dieu amour pour amour qu'en remplissait
fidèlement ses devoirs quotidiens jusque
dans le moindre détail; en offrant
joyeusement jour après jour, année après
année, tous les petits sacrifices qu'exige
d'un esprit plein de vie une organisation
minutieuse de la journée et de la vie; en
remportant avec le sourire de la charité
toutes les victoires sur soi que nécessite
en permanence l'étroite vie commune avec des
personnes de caractère différent; en ne
laissant passer aucune occasion de servir
les autres par amour. Il s'y ajoute enfin
les sacrifices particuliers que le Seigneur
peut imposer à chaque âme"(38).
Quelques
mois avant sa profession définitive, elle
écrit à une amie:
"Je
peux me réjouir de ma profession en avril.
Mais il est bon qu'on n'ait pas besoin
d'être 'fin prête' car je sens que le
noviciat à proprement parler vient à peine
de commencer maintenant que je n'ai plus
autant d'énergie à dépenser pour m'habituer
aux comportements extérieurs - cérémonies,
coutumes etc..."(39)
Thérèse
Bénédicte de la Croix eut à vivre un nouvel
effort d'adaptation à la vie communautaire
quand le 31 décembre 1938 elle fut
transférée au couvent hollandais d'Echt,
fondation issue du carmel de Cologne et qui
comptait alors 14 soeurs de choeur et 4
soeurs "converses" ou "de voile blanc". Là
aussi, elle saura agencer son travail
intellectuel - en grande partie en faveur de
la formation de ses soeurs - avec celui des
offices communs dans un monastère de
clôture. À Echt sa vie s'achève dans
l'offrande pour la paix: "Chère Mère,
permettez-moi de m'offrir en holocauste au
Coeur de Jésus pour demander la paix
véritable... Je sais que je suis un rien,
mais Jésus le veut, et il va certainement en
appeler encore beaucoup d'autres en ces
jours."(40).
Elle quittera Echt le 2 août 1942 pour
mourir dans une chambre à gaz, à
Auschwitz-Birkenau, sept jours plus tard, le
9 août.
Fille
et disciple de Thérèse de Jésus et de Jean
de la Croix
20. En
Thérèse de Jésus, Édith Stein trouva le même
amour qu'elle-même avait pour la vérité, et
elle apprit d'elle surtout le sens de
l'oraison comme dialogue d'amitié avec Dieu,
sa dimension christocentrique et
apostolique. Pour Édith, les heures
d'oraison étaient le centre de la vie de la
carmélite. Tout ce qu'elle peut faire ou
réaliser doit partir de là: "Ici elle
trouve repos, clarté et paix; ici se
résolvent toutes questions et tous doutes;
ici elle se connaît elle-même et ce que Dieu
veut d'elle; ici elle peut présenter ses
demandes et recevoir des trésors de grâce
qu'elle peut partager généreusement avec les
autres"(41).
Édith
Stein approfondit la dimension
christocentrique de l'oraison thérésienne.
Elle présente avant tout la vie de prière de
Jésus comme la clef pour comprendre la
prière de l'Église. Le Christ nous enseigne
la prière de louange au Père et l'oraison
comme remise de soi à son amour. Il nous
unit à son offrande pour le salut du monde
en nous faisant participer à sa croix. C'est
de cette communion à la passion, à la mort
et à la résurrection du Christ que jaillit
la force apostolique de l'oraison
contemplative: "C'est le propos
fondamental de toute vie religieuse, mais
avant tout de la vie carmélitaine,
d'intercéder pour les pécheurs par la
souffrance volontaire et joyeuse et de
collaborer ainsi au salut de l'humanité"(42).
L'influence de saint Jean de la Croix est
également évidente dans la vie et dans
quelques écrits de Thérèse Bénédicte de la
Croix. Elle fut touchée par l'expérience de
la nuit que connut le saint dans la prison
de Tolède. De cette découverte elle tire
comme clef d'interprétation des "nuits"
sanjuanistes l'abandon: Dieu fait
expérimenter son abandon à l'être humain
pour que celui-ci s'abandonne à lui dans
l'obscurité de la foi, comme unique chemin
pour parvenir à l'union avec le Dieu
incompréhensible(43).
Édith
Stein utilise également l'image de la "nuit
obscure" pour interpréter la réalité
historique de son temps. Ce qu'aujourd'hui
on a l'habitude d'appeler péché structurel,
elle l'appelle "nuit du péché". Elle exprime
par ces mots l'obscurité d'une époque
marquée du sceau de la guerre mondiale et de
ses séquelles. Ici aussi il faut
s'abandonner à Dieu, accepter que Dieu soit
un Dieu incompréhensible et se confier
aveuglément en sa bonté et miséricorde qui
nous accompagne au milieu de l'obscurité:
"Plus
une époque est plongée dans la nuit du péché
et de l'éloignement de Dieu, plus elle a
besoin d'âmes unies à Dieu. Et Dieu permet
qu'il n'en manque pas. De la nuit la plus
obscure surgissent les plus grandes figures
de prophètes et de saints, mais le courant
de la vie mystique qui façonne les âmes
reste en grande partie invisible"(44).
Main
dans la main avec le Seigneur
21. Au
début de son homélie pour la béatification
d'Édith Stein à Cologne en 1987, Jean-Paul
II la salua comme "fille du peuple juif,
riche de sagesse et de vaillance. Élevée à
la forte école des traditions d'Israël,
marquée par une vie de vertu et d'abnégation
dans la vie religieuse, elle fit preuve
d'héroïsme sur le chemin du camp
d'extermination"(45).
Ces phrases nous offrent la synthèse de la
vie passionnante d'une femme de notre temps,
infatigable chercheur de la vérité, qui sut
perdre souvent pour gagner selon l'évangile:
elle perdit ses convictions athées pour
gagner la lumière de la foi; elle perdit sa
famille et son peuple pour les rencontrer
dans la suite de Jésus en livrant sa vie
également pour eux; dans sa vie de carmélite
contemplative, elle atteignit le but de ce
chemin évangélique en se centrant sur
l'unique absolu, guidée par la logique
évangélique: perdre pour gagner. Et enfin,
elle sut réaliser dans le martyre la parole
de Jésus: "Qui veut sauver sa vie, la
perdra; mais qui perdra sa vie à cause de
moi et de l'Évangile, la sauvera" (Mc
8,35).
Au cours
de ce long itinéraire sur les traces de
Jésus, chemin, vérité et vie, elle vécut
dans un abandon confiant au Seigneur,
mettant sa main dans la sienne, comme elle
le disait, afin de se laisser guider par son
amour à travers les sentiers escarpés et
inconnus de sa vie et de l'histoire. Et cela
dans une collaboration active, libre et
responsable, illuminée par la science de la
croix qui mène à la communion avec Dieu:
"Ainsi
sont indissolublement unis l'accomplissement
de soi, l'union avec Dieu, l'action pour que
le prochain parvienne à l'union avec Dieu et
à son accomplissement. Mais l'accès à tout
cela c'est la croix. Et la prédication de la
croix serait vaine si elle n'était l'expression
d'une vie unie au Crucifié"(46).
L'homme et
la femme d'aujourd'hui qui avec une grande
nostalgie de Dieu cherchent anxieusement la
vérité dans un monde de courants
idéologiques et religieux peuvent trouver
dans l'expérience et les enseignements de
Thérèse Bénédicte de la Croix une réponse
lumineuse: celle d'une femme de notre temps,
qui chemina dans la nuit du drame de notre
siècle, inquiète et toujours assoiffée de la
vérité, jusqu'à finalement rencontrer le
Christ et avec lui le sens de la vie et la
paix si longuement désirée.
Rome, le 9
août 1998
Mémoire de la Bienheureuse Thérèse Bénédicte
de la Croix.
Fr
Joseph Chalmers OCarm.
Prieur Général
Fr Camilo Maccise OCD,
Préposé Général
------
POUR LA
RÉFLEXION PERSONNELLE ET COMMUNAUTAIRE
1. Selon
toi, quel est le principal enseignement d'Édith
Stein?
2. Lequel des aspects de la vie d'Édith
Stein te paraît plus actuel face aux défis
de la nouvelle évangélisation? Pourquoi?
3. Que nous enseigne Édith Stein pour notre
vie carmélitaine religieuse et apostolique
dans la dynamique évangéliquequi est de
perdre pour gagner?
4. Quel est le principal message d'Édith
Stein pour la femme consacrée aujourd'hui
dans l'Église et la société?
5. Que peuvent apporter l'expérience et la
doctrine d'Édith Stein au dialogue
judéo-chrétien et au dialogue cuménique en
général?
6. Comment vivre aujourd'hui dans notre vie
personnelle et communautaire la "science
de la croix" à la lumière du témoignage
de vie d'Édith Stein?
------
NOTES
1.
JEAN-PAUL II, Exhortation Apostolique
Vita consecrata 58. Cf. 57.
2. Lettre du 23..3.1938, in Edith
Stein Werke IX (Freiburg, 1977), p. 102.
Abbréviation: ESW
suivi du numéro de volume
3. Édith STEIN, Kreuzeswissenschaft.
Studie über Joannes a Cruce, in ESW
I (Freiburg - Basel - Wien) p. 145
4. Récit raconté sous forme autobiographique
par sa première biographe Thérèse Renée du
Saint-Esprit Posselt, in Édith Stein.
Lebensbild einer Philosophin und Karmelitin,
Nürnberg, 1948, p. 28.
5. Neue Bücher über die hl. Teresia von
Jesus, in ESW XII, p. 191.
6. Positio, p. 191.
7. Thérèse-Renée du Saint-Esprit POSSELT met
ces paroles dans la bouche d'Édith, 7e
édition de sa biographie, citée à la note 4
(Nürnberg, 1954, p. 68).
8. Lettre de décembre 1941, in ESW IX
( Druten-Freiburg, 1977) p. 167.
9. E. STEIN, Kreuzwissenschaft. Studie
über Joannes a Cruce ESW I (Louvain-Freiburg
1954) p. 165.
10. Brief 12.2.1928, in ESW VIII (Druten-Freiburg
1976), p. 54.
11. E. STEIN, Beruf des Mannes und der
Frau nach Natur- und Gnadenordung,in
ESW V (Louvain-Freiburg, 1959) p. 28.
12. E. STEIN, Die Bestimmung der Frau,
in ESW XII (Freiburg, 1990) p. 116.
13. E. STEIN, Beruf ... p. 23.
14. E. STEIN, Das Ethos der Frauenberufe,
in ESW V (Louvain-Freiburg, 1959) p.
11.
15. E. STEIN, Beruf... p. 29.
16. Cf. Ib.
17. Cf. E. STEIN, Aufgaben der
katholischen Akademikerinnen der Schweiz,
in ESW V (Louvain-Freiburg, 1959) p.
225.
18. E. STEIN, Aus dem Leben einer
jüdischen Familie, in ESW VII (Louvain-Freiburg,
1987) p. 229-230.
19. Lettre du 10 octobre 1938, in
ESW IX (Louvain-Freigurg, 1987), p.
121.
20. Vatican II, Déclaration Nostra Aetate
4.
21. Ib.
22. JEAN-PAUL II, Homélie du 1er mai
1987, à Cologne.
23. Lettre 13.XII.1925, in ESW
XIV (Freiburg, 1991) p. 168.
24. E. STEIN, Endliches und ewiges Sein,
in ESW II (Louvain-Freiburg, 1986) p.
57.
25. E. STEIN, Das Weihnachtsgeheimnis,
in ESW XII (Freiburg, 1990) p. 202.
26. Id p. 201.
27. E. STEIN, Lettre 12.2.1928, in
ESW VIII (Louvain-Freiburg, 1976) p.
54.
28. E. STEIN, Kreuzeswissenschaft, in
ESW I (Louvain-Freiburg, 1983) pp.
106-107.
29. Id. p. 12.
30. Id. p. 11
31. Cf. Id. p. 264.
32. Cf. Id. p. 165.
33. E. STEIN, Kreuzesliebe, in ESW
XI (Freiburg, 1987) p. 122.
34. Cf. Endliches und Ewiges Sein, in
ESW II (Freiburg, 1977) pp. 109-110.
35. Lettre 17.10.1933, in ESW
IX (Freiburg, 1977) p. 189.
36. E. STEIN, Über Geschichte und Geist
des Karmel, in ESW XI (Freiburg,
1987) p. 8.
37. ESW XVIII (Freiburg, 1998). Ce
livre fut conçu comme son"Habilitationsschrift"
(pour obtenir une chaire de philosophie).
38. E. STEIN, Über Geschichte und Geist
des Karmel, in ESW XI, pp. 8-9.
39. Lettre 15.12.1934, in ESW
IX (Freiburg, 1977) p. 26.
40. Lettre 26.03.1939, in ESW
IX, p. 133.
41. E. STEIN, Eine Meisterin der
Erziehungs- und Bildungsarbeit: Teresia von
Jesus, in ESW XII (Freiburg,
1990) p. 180.
42. Lettre 2. Noël 1932, in ESW
VIII (Louvain-Freiburg, 1976) p. 125.
43. E. STEIN, Kreuzeswissenschaft, in
ESW I (Louvain-Freiburg, 1983) p.
107.
44. E. STEIN, Verborgenes Leben und
Epiphanie, in ESW XI (Freiburg,
1987) p. 145.
45. JEAN-PAUL II, Homélie du 1er mai 1987,
à Cologne.
46. E. STEIN, Kreuzeswissenschaft, in
ESW I (Louvain-Freiburg, 1983) pp.
252-253
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